M. Taher Belkhoja, un proche collaborateur de Bourguiba, a écrit dans "Les trois décennies Bourguiba" ceci :
En mai 1983, Mzali était intervenu directement à la télévision à partir de chez lui pour démentir son ministre des Finances qui expliquait les problèmes de la “compensation” : laquelle consistait, pour le budget, à combler la différence entre le prix réel et le prix de vente des produits céréaliers. Le ministre, sans annoncer de décision, pensait sensibiliser l’opinion publique sur l’aggravation de ce déficit. Par populisme, Mzali promit au contraire que le prix du pain n’augmenterait pas. Ce scandale finit par faire annuler les débats en direct à la télévision, que j’avais eu tant de mal à instaurer, et qui avaient tant captivé les téléspectateurs.
Fin octobre, le Premier ministre, contredisant son intervention de mai à la télévision fit paraitre un communiqué officiel annonçant la décision du gouvernement de cesser de subventionner le prix du pain et de ses dérivés céréaliers “pour lutter contre le gaspillage et diminuer la facture des importations de céréales”. Le chef de l’Etat fut lui-même conditionné : le Premier ministre lui assura que “les poubelles étaient pleines de pain qu’on jetait aux ordures, et que les éleveurs préféraient donner du pain à leur bétail”.
Dès lors, ce fut la fuite en avant devant des difficultés économiques et financières que le gouvernement ne pouvait plus maîtriser. La loi de finances votée le 31 décembre 1983 par la Chambre des députés prévit donc 70 % d’augmentation pour la semoule et les pâtes, et 108 % pour le pain. Le pays subissait la pression du Fonds monétaire international (FMI) pour instaurer la “vérité des prix”, — mais progressivement — et le budget de l’Etat supportait de plus en plus difficilement le déficit chronique dû à une croissance démesurée de la Caisse de compensation. Mais jusque là, tous les ans, les augmentations restaient modestes et souvent s’accompagnaient de mesures compensatoires, décidées en accord avec les syndicats. Mais cette fois, le Premier ministre nous ressassa sa version du dicton tunisien : “C’est une pilule qu’on finira par avaler” et décida en effet de frapper un grand coup, alors que la sécheresse sévissait depuis deux ans...
Le 1er janvier 1984, sitôt publiée la loi de finances annonçant les augmentations, les premières réactions fusent spontanément du sud : Douz, Kebili, El Hamma et Gabès, pour s’étendre à l’ouest, notamment à Kasserine dès le lendemain. Tunis et sa banlieue s’embrasent le 3 janvier et la révolte se poursuivra pendant trois jours, jusqu’au 6, malgré la proclamation de l’état d’urgence et le couvre-feu décrétés dès le 1er janvier.
Au milieu des troubles, le 5 janvier, la Chambre des députés se réunit d’urgence et vote une résolution de soutien complet à la politique du gouvernement. J’avais préféré ne pas assister à cette séance.
...
Officiellement, il y aura 70 morts. Jeune Afrique, du 18 janvier, d’après son décompte effectué dans les hôpitaux, avancera, pour sa part, le chiffre de 143 morts et d’un millier d’arrestations.
Cette fois, ni l’état d’urgence ni le couvre-feu, n’avaient pu arrêter les émeutes. Le quatrième jour, 6 janvier, Bourguiba mesurant l’étendue de la réaction populaire et sans consulter personne, convoque de lui-même la télévision et dit seulement quelques mots : “Toutes les augmentations sont annulées. Que Dieu bénisse le peuple tunisien”. Ce coup de théâtre soulève l’enthousiasme du pays : tout Tunis, dans l’euphorie, afflue devant le palais de Carthage aux cris de “Vive Bourguiba ! à bas Mzali !”.
Le même jour, la Chambre des députés se réunit pour voter l’annulation de toutes les augmentations, se contredisant ainsi moins de 24 heures après avoir soutenu le gouvernement.